(3/5) : Février - Mai 1972, Le conflit du Joint Français

Publié le 02/09/2022

8 semaines de conflit dans l'usine du Joint Français à Saint Brieuc qui vont marquer l'histoire régionale et résonner dans toute la France entre le 15 février et le 8 mai 1972. Un conflit emblématique politiquement et socialement, qui finira sur une victoire des grèvistes, la direction cédant aux revendications des salariés.

(Photo Ouest-France, 7 avril 1972)

 

Le contexte social dans l’entreprise

Utilisateur de main-d’œuvre, le Joint Français ne participe pas activement à l’évolution socio-économique de l’agglomération briochine. Les créations d’emploi n’ont jamais atteint les 1500 annoncés. L’entreprise elle-même reconnaît que les salaires sont inférieurs de 13 à 14 % à ceux de l’usine de Bezons (les syndicats estiment l’écart entre 20 et 25 %). Pour la direction, « les conditions de vie sont différentes dans la Région parisienne », ce qui justifierait cet écart, et puis, toujours selon la direction, par rapport aux autres salaires de la région, surtout féminins, le Joint Français se placerait très bien.

Jusqu’en 1968, aucune organisation syndicale n’est présente dans l’entreprise. Sous l’impulsion des grèves engagées à Chaffoteaux et Sambre et Meuse, les salariés du Joint français se mettent en grève le 21 mai, ils reprendront le travail le 18 juin, en ayant obtenu des augmentations de salaires et la reconnaissance du fait syndical. Dans la réalité les augmentations de salaires seront rapidement grignotées par l’inflation et la question de l’écart avec Bezons reste entière...

En novembre 1971, Jean Le Faucheur, Secrétaire Général de l’UD CFDT résumait la situation : « les travailleurs du Joint français sont les plus défavorisés de la région. Le niveau des rémunérations est le problème fondamental. … Le Joint Français est aussi l’entreprise de la région où les négociations avec les patrons s’avèrent les plus difficiles ».

(Bio Jean Le Faucheur)

Pas de dialogue social ici, la politique sociale de l’entreprise est fondée sur la méfiance, voire l’hostilité, à l’égard des organisations syndicales. Si la direction reconnaît les délégués du personnel élus (DP et CE à l’époque), elle n’accepte pas que ces derniers soient formés et assistés par le secrétaire de l’Union Départementale.

Les réunions de délégués du personnel tournent en rond d’autant que la direction locale n’a aucune marge et que tout remonte à Paris. Un conflit latent qui n’est pas seulement une question de salaires mais aussi de reconnaissance des salariés et des spécificités locales et qui régulièrement débouche sur des mouvements de grève :

  • Du 13 au 25 mars 1969, ce sont les salariés « horaires » qui sont en grève pour réclamer 5 % d’augmentation et un relèvement par rapport à Bezons, ils obtiendront 3,5 %. ;
  • En mars 1970, une grève touche le service entretien réclamant la « parité des salaires avec ceux de l’usine de Bezons » et 0,60 F d’augmentation ;
  • En janvier 1971, l’Adiant (atelier produisant des joints en amiante) pointe l’insalubrité et réclame une prime de blanchissage
  • En octobre 1971, ce sont 40 des 64 salariés du boudinage qui se mettent en grève pour 2 semaines pour obtenir 0,30 F de prime de blanchissage et 0,12 F de prime de salissure. Leur revendication est élargie à l’ensemble du personnel pour une augmentation générale de 8 % et la révision de la grille, mais le mouvement ne s’étend pas et la direction campe sur ses positions

Dès le mouvement de 1969, la CFDT met en place une campagne de solidarité.
Depuis 1970, la CFDT est majoritaire à 60%, la CGT est à 40%.
En juin 1971, tirant les enseignements du passé, la CFDT (U.D. 22 et URI) estime nécessaire de préparer l’opinion publique et de créer les conditions d’un large soutien. Lors du mouvement des « boudineurs » en octobre 1971, c’est un comité intersyndical de solidarité qui est créé par la CFDT et la CGT, le CDJA manifeste son soutien.

 

Le déroulé du conflit

Un cahier de revendication est déposé en février 1972. Il comporte notamment une revalorisation du salaire horaire en pourcentage avec un minimum de 0,70 francs de l’époque dont 0,30 au titre du rattrapage, l’instauration d’un 13ème mois et un début de réduction du temps de travail sans perte de salaire. Le sujet est également celui de l’écart des rémunérations avec l’usine de Bezons. Sans réponse positive des débrayages sont organisés à partir du 23 février durant trois semaines sur mot d’ordre intersyndical. Durant cette période où « la grève ne coûte pas très cher aux salariés » l’opinion publique est informée des bas salaires pratiqués et des cadeaux que l’entreprise a reçus pour s’installer à Saint-Brieuc.

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Le 10 mars, lors d’un vote à bulletin secret, la grande majorité des salariés rejoints par la maîtrise décide de durcir le mouvement et opte pour une grève générale illimitée. Le 13 mars, c’est l’occupation de l’usine. La direction saisit immédiatement la justice afin de faire respecter la « liberté du travail » et expulser les grévistes. Le tribunal statuant en référé ordonne l’expulsion des grévistes au besoin par la force publique. La décision de justice est rapidement exécutée. Sur ordre du Préfet, les forces de police interviennent et occupent l’usine le 17 mars. L’intervention policière choque, contribuant à développer un incroyable mouvement de solidarité comprenant meetings, création de comités de soutien, aides des collectivités locales, collectes, distribution de produits alimentaires, Galas de solidarités, ou encore tournois sportifs. Le même jour, le Préfet tente une médiation qui échoue, la direction maintenant sa proposition initiale de 3% (avec un minimum de 16 centimes).

Le conflit va s’enliser pendant de longues semaines, meetings et manifestations se succèdent. Le 21 mars a lieu le premier meeting de solidarité. 5000 Personnes y participent sous le slogan « Joint Français vaincra et la CGE paiera !»  Le Préfet tente de rapprocher les points de vue en recevant les cadres et les syndicats.

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Le 30 mars la manifestation se poursuit par un « Sit-In » en ville. Le lendemain, ce sera sur la route nationale. Le 1er samedi d’avril, a lieu la première distribution d’aides financières. Il est temps, la grève totale dure depuis plus d’un mois.

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Télégramme du 6 avril 1972

 

Le 5 avril, une médiation est organisée par la Direction Départementale du travail. La direction ne proposant que 3 centimes de plus que les 16 précédemment annoncés. Dans la nuit du 5 au 6, trois dirigeants du Joint Français sont « retenus » par des salariés dans les locaux de l’Inspection du travail. Le 6 dans la matinée une nouvelle intervention policière intervient afin de libérer les patrons. Aussitôt, des débrayages massifs ont lieu dans les entreprises de la ville (Sambre et Meuse, Chaffoteaux, Mafart…). 

 

Du 6 au 29 avril, il n’y a pas de négociation. La direction va tenter de court-circuiter les syndicats. Ainsi le 11 avril une lettre patronale est adressée individuellement aux ouvriers avec une proposition de 20 centimes au 1er avril plus 20 en octobre. La proposition est rejetée par les grévistes.

Le 14 avril est publié un premier résultat des collectes financières : 10 millions de francs.

15 avril : La direction s’exprime dans la presse : « Le lock-out est momentané et volontaire, si nous arrêtons ce sera définitif et contre notre volonté ».  Cette expression, véritable chantage à l’emploi, provoque un tollé social et politique !

Le 18 avril, ce sont plus de 15 000 manifestants qui défilent dans les rues de Saint-Brieuc pour soutenir les grévistes. Le soutien est maintenant au moins régional. « Cette lutte des travailleurs du Joint est celle de tous les travailleurs bretons »

Le 19 avril le préfet tente une médiation en proposant 20 centimes au 1er avril, 10 au 1er juillet et 10 au 1er octobre. Au lendemain de la manifestation réussie, la proposition n’est pas retenue.

Trois jours de négociation en terrain neutre au ministère du travail sont proposés. Après la première journée le 29 avril, une entrevue avec le Ministre a lieu le 30. Le 1er mai, des représentants des grévistes du joint-Français sont en tête de la manifestation parisienne. Le conflit dure depuis 68 jours dont 51 de grève totale.

Le 1er mai également, le Smig (Salaire minimum interprofessionnel Garanti ancêtre du SMIC) passe à 4,10 F. … Le Ministre du travail déclare : « il serait nécessaire que les directions décentralisées aient une marge », ce qui en dit long sur la tutelle exercée par les sièges centraux sur les usines décentralisées.

Le 2 mai la direction générale propose 0,35F immédiatement, puis 0,20F et le passage en dessous de 45H /semaine. Cependant cette proposition est conditionnée à la signature immédiate par les représentants du personnel d’un protocole d’accord. Ces derniers refusent. En effet il ne peut être question de valider un accord sans consultation préalable des salariés. C’est à nouveau l’échec.

Le 3 mai un nouveau meeting a lieu place de la liberté à Saint-Brieuc.

 

 

Capture d’écran 2022-09-05 101737 Les négociations reprennent le 5 mai. Le 6, un protocole d’accord est proposé comportant une revalorisation des salaires de 3,5% avec un minimum de 0,45F au 1er mai, 3,5% avec un minimum de 0,20F au 1er octobre, un calendrier de rattrapage avec Bezons avant 1975, un prime fin d’année minimum de 325 F, la réduction de l’horaire de travail hebdomadaire d’1/2 heure entièrement compensée, l’augmentation de la prime de travail en équipe et des primes de transport.

Le 8 mai, le protocole est présenté aux salariés. Le vote, organisé à la Mairie de Saint-Brieuc valide l’accord. 827 salariés participent au vote, 641 votent la reprise, 181 sont contre, il y a 5 bulletins nuls.

Le 9 mai, les forces de police ayant quitté l’usine, le travail reprend.

Dès la fin du conflit, à l’occasion du Conseil National Confédéral des 25 au 27 mai 1972, l’Union régionale produisait une analyse du conflit qui garde toute sa pertinence.

8 ans plus tard, l’entreprise sera marquée par un nouveau conflit qui durera 15 semaines et sonnera « comme un air de revanche » pour la direction.

 

Document issu de Ouest-France, 8 mai 1972

 

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