(4/5) Un extraordinaire réseau de solidarité qui fait tenir le conflit

Publié le 02/09/2022

Le conflit a bénéficié de grandes manifestations de soutien organisées par l’intersyndicale avec un rayonnement de plus en plus grand. Ce soutien rapide est à mettre en lien avec la communication faite en amont du conflit, centrée sur un grand groupe international, la CGE, qui a profité de nombreuses aides publiques pour s’installer à Saint-Brieuc et ensuite pratiquer des salaires et des conditions de travail inférieures à celles de ses autres entreprises. Rapidement, partout en Bretagne, des comités de soutien vont se former. 

« Sans la solidarité, on n’aurait pas pu tenir »

Après le Conseil Municipal de Saint-Brieuc pour qui c’est un principe ancien, plusieurs communes votent des aides financières pour les grévistes ainsi que la gratuité de la cantine scolaire pour leurs enfants. Les meetings de soutien peu nombreux finalement deviennent des caisses de résonnance que la presse régionale amplifie. La structuration régionale de la CFDT facilite l’appel à la solidarité qui se traduit par l’organisation de collectes à la sortie d’entreprises, de télégrammes de soutien ou de dépôt de cahiers de revendications…

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A partir du 21 mars des artistes se joignent au soutien, Claude Nougaro, Louis Guilloux… Des galas de solidarité avec Gilles Servat, Glenmor, ou encore Kerguiduff. Et Kirjuhel met en musique le slogan « au Joint-Français les ouvriers bretons disent M… au patron ! ». La dimension « Bretonne » se rajoute à la régionalisation. 

 

 

 

La solidarité va prendre également des aspects nouveaux. Les paysans avec la FDSEA offrent des dons en nature : légumes, viandes ou lait. Les distributions sont l’occasion de soutenir la mobilisation des salariés. Des enfants de paysans qui ont dû quitter la terre sont devenus salariés et des exploitants agricoles se reconnaissent comme travailleurs soumis à des logiques économiques dont ils sont les victimes. Plus tard, les leaders agricoles du mouvement quitteront la FNSEA pour devenir les « Paysans travailleurs ».

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Autres initiatives, les lycéens organisent des matches sportifs et en reversent les recettes ; les commerçants participent aux collectes et livrent des produits de première nécessité ; des collectes s’organisent jusqu’aux portes des églises, y compris après qu’une expression présentant le conflit ait été lue à l’intérieur. La télévision nationale encore aux ordres du gouvernement, ne se presse pas pour évoquer le sujet… Des partis politiques s’en font l’écho au niveau national, la presse régionale comme Le Télégramme en Bretagne et Ouest-France dans toute sa zone de diffusion grand-ouest publient chaque jour le déroulement du conflit. D’autres comme « Le Monde » et « Syndicalisme-Hebdo » dépêchent un journaliste.

La seconde intervention des forces de police à la direction du travail va provoquer des débrayages dans de nombreuses entreprises Briochines, sans préavis ni formalité, juste l’expression de salariés qui se reconnaissent dans la lutte en cours. Ces actions secouent des entreprises sans que leurs dirigeants n’y puissent rien ! le climat social se dégrade partout.

Durant le mois d’avril les déclarations de soutien et les appels à la solidarité se multiplient venant de partout. Le conflit devient politique puisque les partis de gauche soutiennent les grévistes. D’autres partis plus à gauche encore, s’ils participent aux collectes, publient des tracts ou comme la Ligue communiste vont appeler à la grève générale illimitée. L’intersyndicale devra leur rappeler la place et la responsabilité de chacun.

Des soutiens sont pour le moins inattendus : 50 prêtres de l’agglomération communiquent en considérant que « rien ne peut justifier le mépris des personnes ni le refus du dialogue » ...  Dans son message annuel au moment des fêtes de Pâques, l’Evêque de Saint-Brieuc déclare : « Notre département fait une dure expérience… elle nous appelle à discerner, au sein des événements vécus… tant de gestes d’amitié et de solidarité ».

Devant la durée du conflit des organismes comme le secours catholique (4 tonnes de lait en boîte…) apportent leur soutien ; la Caisse d’Allocation Familiales du département sur proposition des administrateurs CFDT et CGT décide d’une aide exceptionnelle aux familles. Sur proposition du Maire de Saint-Brieuc (PSU), le Conseil Général (Départemental) dont le Président est aussi ministre de la justice vote à la majorité un soutien de 100 francs par Salarié. L’APEL (parents d’élèves des écoles libres) annonce la gratuité de la cantine dans les écoles privées. Enfin, signe que le soutien est massif et que l’entreprise Joint-Français avec la CGE sont isolés l’UDR (ancêtre de l’UMP) tout en mettant en garde contre des dérives possibles, considère que « l’attitude de la direction est insoutenable » ce qui est un appel à négocier. Le gouvernement a lâché l’entreprise. Le slogan : « Joint-français vaincra et la CGE paiera ! » prend alors tout son sens.

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Le montant total récolté est très significatif 1 619 963,49 F (y compris les 45 000 F d’aides de 77 communes du département) auxquelles il convient d’ajouter les 80 000 F du Conseil général ainsi que les aides en natures et la gratuité des cantines. Rien qu’à Saint-Brieuc ce sont 55 880 F de bons d’achat, 7 000 F de bons en espèce et environ 13 000 F d’exonération de cantines qui ont été accordés. (Source : « 4 grèves significatives » aux éditions Epi ; Étude de Guy Lorant sur celle du Joint-Français). Cela équivaut à plus de 400 heures de Smig de l’époque par gréviste ! Une partie de cet argent servira à soutenir d’autres conflits comme LIP et bien entendu ceux des Côtes-du-Nord.

La CFDT disposait alors de deux « caisses de résistance », l’une issue de 5 fédérations et de l’UD du Nord, l’autre de la Confédération. Symptomatique de l’époque, les organes directeurs de ces 2 caisses décident dès 1970 du principe d’une fusion de ces deux caisses en une seule. Le congrès confédéral de 1973 vote la fusion des deux caisses qui formeront à compter du 1er janvier 1974 la CNAS, dont 84 % des ressources sont allouées aux prestations grèves. Plusieurs fois envisagée, la création de la CNAS a permis la généralisation des prestations à tous les adhérents de la CFDT.

La solidarité a donc pris plusieurs formes et un billet du 14 avril signé par Christian CRESSARD, journaliste d’Ouest-France le résume bien : « Tout le monde, même si le langage est différent se range dans le même camp : celui des grévistes... tous du même côté des grilles de l’usine au nom de la démocratie, de la révolution, de la lutte des classes, de la Bretagne, du Gal de gaulle, de la dignité humaine, de la charité, de la Foi ou des droits de l’homme… »

Ce conflit a fortement marqué la région briochine, il avait également une forte dimension régionale, tout particulièrement à la CFDT. Après 8 semaines, les grévistes obtiendront 65 centimes d’augmentation horaire, ils en revendiquaient 70 !

S’il a durablement imprégné une génération de militant.e.s CFDT, les valeurs de solidarité, d’émancipation qui étaient au cœur de cette grève sont les mêmes que celles qui nourrissent les engagements de la CFDT et de ses militant.e.s aujourd’hui.

 

Dessins de GWN Régereau (planches extraites d'un projet en cours).

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