À l’abattoir : des métiers pas comme les autres

Publié le 02/06/2016

Stéphane Geffroy, auteur de « À l’abattoir » et Isabelle Rimbault, contrôleur de sécurité à la CARSAT Bretagne, nous livrent leur analyse sur le travail dans les abattoirs.

Propos recueillis par François Belloir

Il y a 25 ans, Stéphane Geffroy, s’est fait embaucher pour un job d’été sur la chaîne d’abattage d’un grand groupe breton de l’industrie de la viande (SVA Jean Rozé). Ce qui devait être un petit boulot d’attente est devenu son métier. Il est opérateur de première transformation, un emploi qui en a détourné plus d’un, car travailler dans un hall d’abattage c’est être exposé à la mort des bêtes et devoir travailler à la chaîne « comme dans une espèce de corps-à-corps avec l’animal dépecé. » C’est aussi le bruit assourdissant, le sang partout, les odeurs entêtantes, le rythme des cadences imposées, les gestes en force répétitif… Un travail très pénible auquel les muscles et les corps ne s’habituent pas et dont beaucoup sortent cassés avant d’avoir atteint l’âge de partir en retraite.


Dans son livre « À l’abattoir » (Éditions du Seuil), Stéphane raconte son quotidien dans l’atelier et aussi son itinéraire depuis l’école jusqu’à son engagement syndical dans un milieu qui y était initialement hostile. Pour écrire ce livre, il a reçu l’aide de Pierre Rosanvallon, historien et sociologue, qui insiste sur le besoin de voir les vies ordinaires racontées dans une période où l’impression d’abandon exaspère de nombreux Français. Bien au-delà du débat sur la souffrance animale et sur notre nourriture, ce témoignage inédit est une immersion dans un des lieux les plus fermés qui existent au plus près de ceux qui y travaillent.

 

Golias Hebdo : À votre avis, pourquoi les abattoirs comptent-ils parmi les lieux les plus fermés de notre pays ?
Stéphane Geffroy : Pour des raisons de compétitivité entre les groupes de l’industrie alimentaire. Et aussi pour ne pas choquer le public qui n’est pas ou plus habitué à voir tuer des animaux. Et enfin, pour des raisons liées à l’hygiène et à la sécurité auxquelles il faut veiller en permanence.
Isabelle Rimbault : J’y ajouterai la peur des médias liés aux différents scandales alimentaires de ces dernières années : la vache folle, l’affaire de la viande de cheval… Pour autant les abattoirs commencent à s’ouvrir sur l’extérieur : portes ouvertes aux familles du personnel, documentaire « Avec le sang des hommes », échanges entre entreprises sur les questions de sécurité/santé des salariés, l’abattoir de Quintin qui est passé sur TF1 a ouvert ses portes au public pour montrer qu’il y a des abattoirs qui font bien les choses suite aux images diffusées par l’association L214.


GH : Dans le livre vous écrivez : « On ne peut pas parler du boulot sans la cadence, car c’est elle qui te commande ». Vous pouvez nous en parler ?
SG : Sur le site où je travaille nous abattons des bovins. Le temps qui s’écoule entre l’arrivée de chaque nouvelle bête sur la chaîne est de 1 minute et 15 secondes. La personne chargée de l’assommage fait avancer l’animal du couloir au piège. Une fois que la bête est enfermée, l’opérateur enregistre le numéro de la boucle d’oreille - véritable passeport de l’animal - sur informatique et prépare le percuteur qui assomme l’animal. À la tuerie, il y a 28 postes tous différents plus 2 personnes du service vétérinaire.
IR : Cette cadence, bien qu’importante, n’est pas la plus élevée de la profession, elle doit être mise en rapport avec le nombre d’opérateurs pour effectuer les tâches.


GH : Il y a eu ces dernières années beaucoup d’amélioration dans les abattoirs pour protéger et servir le consommateur ?
SG : En effet, à chaque entrée et sortie de l’atelier il faut se laver les mains, mettre la charlotte, les gants et les équipements de protection individuelle (EPI). Il faut identifier chaque souillure, les abcès, l’urine, par étiquettes que l’on place sur les carcasses. Entre chaque bête, il faut stériliser tous les outils utilisés : couteaux, scies et appareils de découpe. Beaucoup de stérilisateur sont automatiques et se mettent en route après la sonnerie qui retentit entre chaque animal. Quand la chaîne avance il est interdit de garder son outil de travail dans la main et pour le réaffûter il faut faire vite. Il y a de plus en plus de gestes à effectuer et de vérification qui sont facteur de stress et pourtant la cadence, elle, ne baisse pas !
IR : Le nombre d’exigences notamment sanitaires ayant augmenté il est probable que le nombre de gestes et d’opérations à effectuer ait augmenté ou soit plus complexes.


GH : L’automatisation et la mécanisation dans les abattoirs ont pourtant permis d’alléger la charge de travail physique ?
SG : Bien sûr il faut moderniser les chaînes mais cela va souvent de pair avec une augmentation des cadences et résultat pour nous, la fatigue et l’usure sont toujours là. Ce sont les articulations qui en souffrent. Par exemple, un gant en kevlar dans la main droite qui tient le couteau nous oblige à le serrer plus fort avec un risque de développer des arthroses dans les doigts.
IR : Les choses n’ont peut-être pas évolué de façon aussi visible sur la sécurité/prévention, quoique… Les EPI peuvent améliorer la sécurité des personnes : les bouchons d’oreilles moulés, les gants de maille ou les tabliers de protection. Ces mesures ne sont bien évidemment pas suffisantes car elles ajoutent des contraintes. Mais d’autres équipements existent : plateformes mobiles, scies avec assistance au portage, aides à la manutention, mécanisation de certaines tâches pénibles comme la ligature de l’herbière (l’œsophage)… Le volet hygiène a aussi amélioré, je pense, l’environnement de travail. Ainsi le nettoyage des sols plus fréquents réduit les risques de chute.


GH : Contre quelles nuisances faudrait-il agir en priorité ?
SG : Il faut agir sur le bruit des pneumatiques, l’accrochage des abats - foies, poumons, rognons - qui entraînent des rotations du corps sur les postes. Le dégraissage des rognons avec la force des mains et des doigts est une opération pénible.
IR : Je suis assez d’accord. Il y a dans les abattoirs deux risques majeurs : le bruit et les troubles musculo-squelettiques (TMS). On peut y ajouter les risques liés à l’assommage.


GH : Depuis 25 ans, qu’est-ce qui a le plus évolué dans la profession ?
SG : Là où je travaille, les postes fixes sont devenus pneumatiques pour s’adapter à chaque animal. Les pinces pour couper les têtes ou les pattes facilitent les tâches.
IR : Il y a une réelle prise de conscience des entreprises : une analyse des accidents, une formation des encadrants à la prévention, des études de poste qui conduisent à des aménagements, la gestion des polyvalences et des rotations de poste.


GH : Que pensez-vous de l’emploi de jeunes CDD ou d’intérimaires payés à la tâche ?
SG : Les tâcherons sont employés au désossage. Les représentants syndicaux sont vigilants sur le recours à ces personnes même si elles n’appartiennent pas à l’entreprise.
IR : Les tâcherons - prestataires de service - travaillent principalement dans les salles de désossage. Nous avons des actions spécifiques vers ces entreprises de prestation et nous amenons les donneurs d’ordre à travailler avec eux sur les sujets de la prévention.


GH : Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour améliorer les fins de carrières des salariés qui ont toujours travaillé en abattoir ?
SG : Les postes aménagés sont pris par les femmes ou les salariés sur préconisation de la médecine du travail. Notre convention collective permet une retraite progressive, un mi-temps entre retraite et activité un an avant l’âge de départ en retraite. Mais comme l’âge légal de départ en retraite est sans cesse reculé il faut rester plus longtemps. Après 40 ans d’activité, ces salariés devraient avoir le droit de partir avec une retraite pleine et entière.
IR : Il n’est pas sûr que les salariés des abattoirs soient concernés par le compte pénibilité sauf peut-être sur les facteurs « travail de nuit » ou « équipes successives ». Et quand bien même ils pourraient alors partir deux ans plus tôt au maximum soit 60 ans… Il faut que les abattoirs avancent en prévention pour garder leurs salariés le plus longtemps possible en bonne santé.


GH : L’insuffisance de formation des employés, ceux notamment qui travaillent à la tuerie, est pointée du doigt par la commission d’enquête parlementaire créée à la suite des scandales. Qu’en pensez-vous ?
SG : Cela est vrai dans les petits établissements. Le gouvernement qui autorise l’importation de viande ne se soucie guère de savoir comment les animaux ont été élevés et abattues !
IR : Ces postes sont sans doute ceux qui voient le plus de turn-over dans l’entreprise et on peut en comprendre les causes… Là encore, il faudrait faire le lien avec les conditions de travail. Améliorer les conditions de travail à ce niveau n’en changera pas l’objet - tuer des animaux - mais permettra que les opérations se fassent au mieux, y compris sur le volet bien-être animal.


GH : Justement, qu’en est-il des progrès pour réduire la souffrance animale ?
IR : Il y a des progrès techniques : contention des animaux, moyens d’assommage et dans certains abattoirs des nouvelles organisations mises en place avec des préposés en permanence ainsi que la présence d’un référent bien-être animal.