Témoignage d’un directeur d’un établissement secondaire en temps de crise sanitaire

Publié le 26/02/2021

« Mon métier m'ennuie. Je passe mon temps à faire des "trucs" qui m’agacent, imposés : du protocole sanitaire, de cas contacts à signaler par brassées, du Plan Particulier de Mise en Sûreté (PPMS) à tour de bras, du tricotage et du détricotage d'emplois du temps, des informations au personnel, aux usagers à diffuser et leur lot de rectificatifs…». Voici le témoignage de Michel Aymerich, directeur d’un établissement secondaire dans l’enseignement public, qui évoque son quotidien de travail difficile en temps de crise sanitaire. Un témoignage marquant, paru dans le journal du SGEN Bretagne du mois de décembre, et que nous avons jugé intéressant de partager.

Mon métier m'ennuie. Je passe mon temps à faire des "trucs" qui m’agacent, imposés : du protocole sanitaire, de cas contacts à signaler par brassées, du Plan Particulier de Mise en Sûreté (PPMS) à tour de bras, du tricotage et du détricotage d'emplois du temps, des informations au personnel, aux usagers à diffuser et leur lot de rectificatifs. Le sentiment d'être englué dans des tâches organisationnelles qui phagocytent mon énergie et mon temps. Il n'y a pas eu un week-end depuis la reprise du 2 novembre sans des modifications importantes à effectuer. Dans l'urgence. Durant les vacances de la Toussaint aussi où il a fallu assurer une veille permanente pour signaler les cas COVID qui explosaient ici où là, remonter les tableaux des cas contacts, suivre les échanges et la bonne manière de reprendre les cours suite à l'assassinat de Samuel Paty. Là aussi, alors qu'un consensus semble trouvé, il a fallu détricoter le dernier week-end suite à un revirement ministériel... le vendredi 30 octobre à 18h00.

Le règne de l'urgence permanente et de la communication de crise.

Ce n'est pas l'incertitude qui est difficile à gérer mais la réactivité immédiate ; l’annonce, souvent fin de semaine, pour une mise en œuvre le lundi matin. Toute anticipation est impossible. Un exemple.

Lors du déconfinement de juin dernier, j’informe les parents d’une rentrée des 2ndes la 1ère semaine de juin accompagnés des CAP et des 3è, niveaux particulièrement déconnectés durant la période de confinement, puis des 1ères et terminales la 2ème semaine, et ainsi de suite.

Ma hiérarchie me freine, le ministre pourrait décider d'une reprise des terminales d'abord. Et là je me dit : je suis chef d'un établissement et empêché de prendre mes responsabilités en connaissance de cause, disqualifié en quelque sorte. Autonomie et école de la confiance...  Yves Clot* me vient en tête : une voiture se construit par les marges de liberté non prescrites des opérateurs ; s’ils ne devaient s’attacher qu’au prescrit, jamais elle ne roulerait.

Ce qui me plait dans ma fonction, ce qui lui donne tout son sens, c'est l'écriture d'un projet d’établissement (si si) pour la réflexion collective qu'il nécessite, la mise en place et l’accompagnement des enseignants sur la transformation de la voie pro, le fait d’échanger sur le métier avec eux, bref, tout ce qui constitue le noyau dur du métier. Tout ça passe à l’as. L'important est sacrifié à l'urgence. L'urgence du moment ? Pas si sûr.

Mais au final...

...Peut-être que cette situation m’arrange : faire du "tableau", c’est sans risque. Je n'aurais pas de remous avec ce travail. Je me casse pas la tête. Ou moins. Les ambiances n'étant pas toujours détendues dans les établissements, le consensuel permet de se préserver.  Certains inspecteurs en ont fait l'amère expérience à l'occasion de la présentation de la transformation de la voie pro dans les lycées : certaines ont été comment dire... houleuses ! Peut-être que quelques collègues sont trop fragilisés pour se sentir légitime à assumer cet accompagnement-là ? Je me pose quelquefois cette question de la légitimité. Sans me sentir fragilisé pour autant. 

...Peut-être qu'aussi la seule gestion d'un quotidien éprouvant ne nous laisse plus assez d’énergie pour s’attaquer à des dossiers de fond, qui font bouger les lignes ?

Et puis ce sentiment de solitude exprimé par bon nombre. Bien réel.

Alléger la barque ? Oui mais se délester de quoi sachant qu’une journée de travail c'est 70 % d'imprévus ? Une facette du métier que j'apprécie, mais qui pèse à la longue.

L’évaluation des établissements ? Foutaise. Les systèmes d’évaluation sont centrés sur les résultats, les évaluateurs ne sont donc jamais au bon rendez-vous.  « La mesure des effets n’a jamais rendu compte des efforts ». Une évaluation centrée sur les processus, les stratégies mises en place ? Il y a d'autres urgences !

Les courriels sont un fléau. Une 100aine les jours fastes, 80 en moyenne, 60 une misère. Ça tombe comme à Gravelotte. Ce déluge suppose une veille permanente pour ne pas se retrouver la tête sous l'eau. Notre attention se détourne un instant ? Ils cascadent, insidieusement.  Bon, certains, on ne les ouvre plus : le GAR** ou ceux du service Com du ministère, Choruspro, le BO (ou alors pour voir les mutations, par curiosité).

L’abolition des temps de repos et de travail est très à la mode également.  Les courriels parviennent durant les congés, le week-end, indistinctement. Nous aussi sommes tombés dans ce piège. Il faut prendre de l’avance, on répond, on prend note, histoire de ne pas être "à la ramasse" lundi.

Ne plus répondre aux enquêtes ? Ce n’est pas les enquêtes le souci, mais les enquêtes + les demandes des usagers + les demandes des familles + les demandes des profs + les demandes des services + les demandes du GRETA + les demandes du BEF + les demandes du campus + les demandes des collègues + les tensions d'une société qu'on se prend pleine face.

Les applications informatiques ?  61 sur le portail (je les ai comptées). Et celles sur Toutatice, le portail région, Parcoursup… On se perd dans ce dédale. La profusion de moyens et la confusion des intentions disait Einstein.

Enfin j’évoquerai la complexité croissante des dossiers. J’avoue sans aucune honte être dépassé sur quelques-uns : aspects juridiques de l’apprentissage, équilibrage financier des formations, financement des projets par la banque des territoires dans le cadre des campus, etc.

Tout ça génère une charge mentale pour reprendre une expression à la mode, des situations de travail dégradées. Les objectifs sont flous, pléthoriques, la vision du travail n’est pas claire, ni les tâches à accomplir. La « qualité empêchée » pose alors des conflits de valeur.

On arrive au nœud du problème : la perte de sens.

Je cherche aujourd'hui les opportunités de prendre du plaisir dans mon travail. D'y trouver du sens, « ce qui fait santé ». Des chiffres fusent : 1 personnel de direction sur 5 en souffrance avant le bazar actuel. Et maintenant ?

Alors ?

  • Se désengager pour survivre et faire semblant. On traficote les résultats, on bidouille les statistiques, on « #pasdevagues ».
  • Avec le risque de laisser des plumes à la bataille.

 Il doit bien exister des chemins intermédiaires, non ?

Michel AYMERICH
Personnel de direction

*Professeur en psychologie du travail, auteur notamment de "Le Travail à Cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux."

**Gestionnaire d’accès aux ressources : service sécurisé d'accès aux ressources numériques pour les établissements scolaires.